Je ne suis pas un spécialiste de l'occitan.

A la réflexion, mes relations avec la langue occitane ne laissent pas d'être fort ambigües.

1942 : St-Sulpice-le-Guérétois. Je viens de Fleury-les-Aubrais, de la ville, de la rue, du peuple des cheminots et autres ouvriers, des terrains vagues. De la violence nocturne de la Guerre. Les bombardements qui auront raison de notre pavillon.

L'école. Le "patois". Le sentiment soudain d'être un étranger. Non pas rejeté, mais ignorant une langue qui est celle, ici, encore, des échanges au jour le jour : une langue à la fois maternelle et paternelle qui vient du fond des âges, qui exprime et tisse des relations que je dois apprendre, parce que c'est ainsi que l'on vit, ici, avec l'espace, la terre, les bêtes, les autres. Une langue qui a été tricoté par l'histoire, une histoire que j'ignore, et dont le fruit est une culture que je ne connais pas.

Je pense que, confusément, c'est là que j'ai commencé à comprendre que nous sommes fait des mots et des images que nous avons intégrés et qui déterminent un rapport spécifique au monde.

Et puis cette souffrance des enfants qui, entrant à l'école devaient ne plus parler la langue fondatrice, s'en dépouiller pour apprendre, dans la douleur, souvent, cette autre langue qui les faisait entrer violemment, dans un monde inconnu, différent, cynique par rapport à leur intelligence et à leur émotivité. Le petit Riboulet, de La Grange qui ne parlait que patois, qui liait, chez lui, de petites fourches de noisetier à la manière d'une paire de boeufs, avec des fibres de raphia, sanglotait chaque matin, lorsque sa mère le conduisait dans la classe de Madame Boudeau, et s'enfermait, finalement, dans un silence et une solitude autistique le reste de la journée. Ce qui me paraissait le plus injuste dans cette déculturation qui visait, paradoxalement une acculturation, c'était cette injustice insoutenable qui punissait l'enfant de parler la langue des siens, de son histoire et de sa vie coutumière.

Ma langue ouvrière était sans mystère : minimale, transitive, riche de pauvres clichés sans cesse réitérés : "long comme un jour sans pain, bavard comme une pie, tout ce qui est bon fait ventre", etc. Elle épousait sans circonlocutions les situations récurrentes du jour le jour. Mon père était Beauceron, taiseux, donc, ma mère, beaucoup plus prolixe, dévidait en la parant de fioritures sans grâces la petite saga du quotidien.

La langue de Saint-Sulpice faisait sans doute le même chose, mais il me semblait qu'elle s'auréolait sans cesse d'un nimbe, ombre et lumière, terre et ciel, hier et aujourd'hui y jouant, s'y tressant et dessinant des significations, plus amples et plus secrètes, qui touchaient le sens même de la vie. Je découvrais la métaphore. Cette langue dansante, fluide, dont les raucités même me semblaient musicales, était un ruisseau vivant qui révélait dans ses parcours les plus évidents et les plus triviaux, quelque chose de l'éternité des hommes et des femmes d'ici : ce que j'essaie de suggérer dans mes contes.

Mais ce fut aussi, pour moi du moins, en des circonstances particulières, une langue de résistance. Je m'explique. 1942, l'occupant allemand s'installe dans la France dite "libre" (celle de Vichy). Un oncle, le frère de ma mère, désigné pour le S.T.O. vient d'Orléans, nous demander de le cacher. Il est embauché chez les Fournély à La Grange, où évidemment, on parle "patois". Par glissement, dans mon esprit, la langue marchoise devient celle de l'opposition à l'occupant. Nous avions d'ailleurs, avec quelques gamins du bourg, créé un "Maquis", comme on disait à l'époque où nos consignes de fantaisie étaient toujours transmises en occitan : l'occitan de Saint-S'pise, bien sûr !

1947 : Toutes mes vacances de lycéen, je les passe à Châtaignaud, un petit hameau de la commune de Châtelus-le-Marcheix. L'occitan pratiqué par mes camarades l'est dans le quotidien de la vie rurale, au cours des tâches multiples qui jalonnent la vie des petits paysans de cette époque (nous sommes encore au temps de la force animale, celle des hommes et celle des boeufs) : la fenaison (ce beau mot : les modelons !), la moisson (il fallait 12 à 14 javelles pour faire une botte, si lourde, que parfois le manche de la fourche se brisait lorsqu'on chargeait les charrettes !), le gardiennage des bêtes (qui ne savaient, alors que cette langue), deux fois chaque jour (Veine ! veine !), les batteuses... ah, les batteuses, les chansons, au dessert, les tours de force qui opposaient les Hercule de village !

Là-bas, on ne me parlait, et naturellement, que patois. Moi pas : j'aurais eu le sentiment de maculer ce noble parlé par mon indélébile accent d'enfant de la ville, d'une ville du nord, qui plus est !